« Dimanche et lundi de la Pentecôte, deux jours libres, je vais aller à Chartres.
Dimanche matin, à Notre-Dame de Paris. La grande nef est silencieuse dans la demi-lumière qui tombe des verrières. Quelques jeunes gens sacs au dos, un ou deux militaires, quelques vieilles femmes, des bonnes sœurs assistent à la messe basse dans une toute petite chapelle. Il faut faire d’interminables détours à cause de l’Exposition. La ville s’amenuise jusqu’à devenir la banlieue, puis la campagne. Le Pont de Sèvres, le Château de Versailles si beau après la laideur des rues, puis la splendeur de la forêt.
A la cadence des pas, les Ave Maria du chapelet se succèdent. Ave dits à de multiples intentions, sur de multiples sujets, puis aussi pour les gens rencontrés au bord de la route :
… pour ces bohémiens crasseux et cette petite romanichel en oripeaux multicolores qui doit chaparder les volailles dans les fermes ;
… pour ce cheminot qui chemine comme moi, mais parce que lui sans doute ne peut faire autrement ;
… pour ces soldats rencontrés au camp de Satory et qui me crient que le goût de la marche me passera au service militaire ;
… pour ces touristes insupportables qui parlent tout haut dans la chapelle au village de Dampierrev ;
… pour cet ouvrier qui m’a lancé au passage : « En v’la un qui joue au dur » ;
… pour ces petits scouts qui, pour que je les accompagne, m’ont indiqué si gentiment un raccourci qui m’allonge de trois kilomètres ;
… pour ces belles dames élégantes qui, de leurs voitures, sourient au pauvre porteur de sac.
La forêt m’entoure, si belle qu’elle devient une prière. Tout seul je fais en moi-même une retraite fermée, avec mon âme pour cellule et la forêt pour monastère. Paris : 40 kilomètres, indique une flèche pointée contre moi ; mais j’en ai fait 45, car il y a eu les détours de l’Exposition et le raccourci des petits scouts. 15 kilomètres encore avant d’arriver à Rambouillet. Mes pieds me font mal parce que, au fond, ils ont toujours préféré l’étrier à la route. Le sac se fait plus lourd, la fatigue mauvaise.
Mes pas martèlent des Ave distraits. La fatigue maintenant est ma véritable prière. Ce kilomètre pour cet ami qui m’est cher. Cet autre en union avec le Christ au Calvaire. Cet autre et cet autre encore pour tous mes vieux péchés qui font tache grise sur le passé. Rambouillet : 5 kilomètres. La nuit est tombée. A dix heures et demie du soir, fourbu, j’arrive enfin dans la ville. Je comptais cantonner dans une ferme. Il est trop tard et je ne veux pas réveiller les gens. J’entre dans un petit hôtel. Il est complet. Le deuxième aussi et le troisième. Il se met à pleuvoir. Je commence une méditation sur Bethléem, et une auberge m’offre enfin, au grenier, une chambre où courent des punaises. Qu’il fait bon se doucher dans une cuvette inconfortable, se mettre en pyjama, s’étendre, dormir… avec nos sœurs les punaises, qui ne m’ont pas paru si terribles qu’on le dit. Lundi matin. En route pour Chartres. Il pleut à torrents, mes jambes sont courbaturées et je dois être de retour à Paris cette après-midi.
Quelques kilomètres après Rambouillet, une voiture s’arrête. Elle va à Chartres.
Béni sois-tu mon Dieu, pour les chauffeurs compatissants qui recueillent les pèlerins fourbus, ruisselants et pressés. Je roule à travers cette Beauce qui a été faite si plate sans doute pour nous permettre de mieux admirer les beautés de la montagne. En voiture, je rêve à cette lente découverte du clocher de Chartres, dont parle Péguy et que je fis jadis avec le Clan. Une longue prière dans la cathédrale de beauté. Une heure de train. Paris. La vie coutumière qui reprend. Mais j’ai de l’air pur plein le cœur et l’âme. Routier, mon frère, lorsque tu seras seul à Paris, avec deux jours de libres devant toi, va à Chartres. On en revient meilleur. »
Guy de Larigaudie est routier, mort pour la France le 11 mai 1940.